Invitation
au voyage 



Dans les derniers paragraphes de Dix années d'exil *, Madame de Staël raconte le voyage qui, en 1812, la mena de Abo (= Turku, Finlande) à Stockholm. Elle évoque son angoisse au cours cette traversée de la mer Baltique.

Les idées mythologiques des habitants du Nord leur représentent sans cesse des spectres et des fantômes ; le jour est là tout aussi favorable aux apparitions que la nuit : quelque chose de pâle et de nuageux semble appeler les morts à revenir sur la terre, à respirer l'air froid comme la tombe, dont les vivants sont entourés.  [...]  M. Schlegel s'aperçut de l'effroi que j'éprouvais sur la frêle embarcation qui devait nous conduire à Stockholm. Il me montra, près d'Abo, la prison où l'un des plus malheureux rois de Suède, Eric XIV, avait été renfermé pendant quelque temps avant de mourir dans une autre prison près de Gripsholm. « Si vous étiez là, me dit-il, combien vous envieriez le passage de cette mer, qui maintenant vous épouvante ! » Cette réflexion si juste donna bientôt un autre cours à mes idées, et les premiers jours de notre navigation me furent assez agréables. Nous passions à travers des îles, et quoiqu'il y ait beaucoup plus de danger près du rivage qu'en pleine mer, on n'éprouve jamais cette terreur que fait ressentir l'aspect des flots qui semblent toucher au ciel. Je me faisais montrer la terre, à l'horizon, d'aussi loin que je pouvais l'apercevoir : l'infini fait autant de peur à notre vue qu'il plaît à notre âme.  [...]

Quel rapport avec la microscopie ?  Pourquoi mettre la dernière phrase en évidence ?
- Parce qu'elle parle d'infini. Or assez souvent, il est proposé – à tort – d'observer l' « infiniment » petit au microscope.
- Par ailleurs, le texte qui la précède raconte un impressionnant voyage, la navigation entre des repères épars et le mystère de l'horizon. De même, la microscopie entraîne qui s'y intéresse à l'approche de domaines inattendus ; et d'escale en escale, c'est alors un voyage... sans fin.
- Surtout, cette phrase laisse transparaître une discrète fascination.

Il ne me paraît pas juste de dire que le microscope rend visible ce qui, trop petit, est invisible à l'œil nu. Ce qu'on a devant les yeux, dans la lumière, n'est pas « invisible » : on le voit... mais on en ignore les détails ; l'incapacité est plus profonde. Amplifiées, des structures qui nous sont familières deviennent extraordinaires. L'eau de l'étang, la peau, un muscle, un foie, un rein à la cuisine, un brin d'herbe, le cœur d'une fleur, une moisissure,... il est peu probable qu'on reste indifférent à ces spectacles. Qu'il s'agisse d'émerveillement suscité par de minuscules beautés naturelles, de curiosité aiguisée par des agencements complexes à l'échelle micrométrique, par l'activité intracellulaire, ou d'étonnement, voire de frayeur, face à des êtres étranges, ces sentiments s'imposent en refoulant un subtil émoi : la conscience troublante que nous ne percevons pas le monde tel qu'il est. Les révélations du microscope nous confrontent peut-être à notre irrémédiable ignorance. "Die Angst" de Heidegger n'est pas loin...



* Dix années d'exil
Mémoires de Anne-Louise Germaine de Staël ( 1766~1817 ), écrivaine et philosophe française.
Ouvrage posthume publié en 1818.
[ Extrait tiré de l'édition de 1845, chez Charpentier, Paris. ]
M. de Staël fils préface :
L'écrit que l'on va lire ne forme point un ouvrage complet, et ne doit pas être jugé comme tel. Ce sont des fragments de mémoires que ma mère se proposait d'achever dans ses loisirs, et qui auraient peut-être subi des changements dont j'ignore la nature, si une plus longue carrière lui eût permis de les revoir et de les terminer. [...]
Il note en fin :
Ici le manuscrit est interrompu.
Après une traversée qui ne fut pas sans danger, ma mère débarqua à Stockholm. Accueillie en Suède avec une parfaite bonté, elle y passa huit mois, et ce fut là qu'elle écrivit le journal qu'on vient de lire.
<  Mme de Staël en Corinne  [ ( partie ) sauf erreur, par Firmin Massot d'après E.-L. Vigée-Lebrun, vers 1810 ]