Jules Bordet
et le tréponème pâle...

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L'essentiel des paragraphes ci-dessous se trouve dans le catalogue de l'exposition
Les 100 ans d'un Nobel - Jules Bordet, un pastorien à l'ULB - Voyage au cœur de l'immunité
à l'Université Libre de Bruxelles, du 9 octobre au 21 décembre 2019.

S'y ajoutent, ici, quelques informations et illustrations complémentaires
ainsi que des digressions vers des thèmes apparentés.




1/  Jules Bordet, pendant ses études puis les années passées au côté d’Elie Metchnikoff à l’Institut Pasteur de Paris, comme au long de sa longue carrière à l’hôpital St-Pierre, à l’Institut Pasteur du Brabant et à l’ULB, a utilisé des microscopes de plus en plus performants. Or bien avant cela, l’instrument, inventé à la fin du XVIe siècle, s’était déjà amélioré de façon décisive. Dès la moitié du XIXe, les éléments essentiels avaient été pris en compte et des progrès majeurs sont encore intervenus dans les années 1870 et 1880, apportés principalement par Ernst Abbe qui travaillait pour la firme allemande Zeiss : il a précisé la théorie du condenseur, introduit la technique de l’immersion dite "homogène" et surtout établi le calcul des optiques qui, jusque-là, étaient mises au point empiriquement. En 1886 enfin, il concevait la correction apochromatique, une révolution ! Bien vite, la formule fut appliquée par d’autres fabricants.
Des microscopes comme les deux qu’on voit ici près de Jules Bordet photographié en 1909, ont été produits à la fin du XIXe siècle et au début du XXe par la plupart des grandes marques allemandes, italiennes, françaises, autrichiennes, anglaises et d’outre Atlantique ; au Japon plus tardivement. Tous ces instruments étaient très semblables. Il s’agissait du modèle abouti de l’époque, offrant toutes les possibilités et les qualités qu’on pouvait attendre. Restait à l’équiper d’objectifs et d’oculaires... selon les moyens financiers.


        
         2/  Les objectifs apochromatiques et oculaires appariés sont préférables à toute autre combinaison... mais beaucoup plus onéreux. Dans l'ensemble des dépenses nécessaires aux recherches, il n'est pas toujours possible d'envisager l'achat du matériel le plus performant. Actuellement, les laboratoires sont encore confrontés au même problème et doivent parfois renoncer à l'acquisition des meilleures optiques pour leurs microscopes. Heureusement, avec les moyens de production modernes, les gammes moyennes et inférieures ont considérablement gagné en qualité, notamment au niveau du contraste et de la planéité de champ.
D’après les archives disponibles, les laboratoires dans lesquels Jules Bordet a travaillé étaient équipés de microscopes de marques diverses, parmi lesquelles Zeiss, Leitz, Koristka, Nachet, peut-être Watson, et d’autres. On le voit ici, photographié en 1920, avec un statif Zeiss prestigieux. Comme l'atteste le numéro de série, c'est précisément l'instrument visible dans l'exposition, aimablement prêté par l'Institut Pasteur de Paris où il est conservé. De quoi susciter l'émotion. Ce tout haut de gamme se distinguait de son prédécesseur ( cfr plus haut ) par un nouveau système de mise au point fine, plus ergonomique et plus précis. Cet instrument a été commercialisé de 1898 jusque dans les années 1920, décliné en permanence selon diverses variantes dont les dénominations peuvent paraître quelque peu confuses : statif "III" dans sa version ordinaire et "I" s’il était muni d’un tube élargi, favorable à la photographie... alors que l’ancêtre du "III" s’appelait "I" en son temps. Le nouveau modèle a été surnommé « Bierseidel » en raison de sa poignée qui fait penser à une chope. [ Ce genre de poignée n'est pas typique de ce microscope-là et se retrouve sur d'autres modèles, chez divers fabricants. Mais le surnom, lui, est l'apanage du Zeiss I ou III ; à ma connaissance du moins. ]


                
                 3/  [ Cette photo, publiée dans Le Soir Illustré à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'Institut Pasteur de Paris, date au plus tard de 1938. ]
En 1933, Zeiss a lancé son statif "L", sur lequel Jules Bordet se penche ici. Une nouvelle époque commençait pour le microscope optique : dorénavant, il pourrait offrir une confortable visée en oblique tout en gardant horizontale la platine porte-objet. Par ailleurs, les commandes de mise au point sont favorablement disposées en position basse. Cinq ans plus tard, les premiers objectifs « plan- » sont mis sur le marché, par Zeiss encore. Ils offrent enfin une image nette en même temps sur toute son étendue, favorisant ainsi l’exploration des préparations. La vision binoculaire moderne était, elle, apparue en 1913, chez Leitz d’abord. En attendant qu’une nouvelle génération de microscopes Zeiss naisse dans les années ‘50, le "L" sera étoffé et perfectionné. L’éclairage électrique, dont les avantages s’étaient confirmés au fil des décennies précédentes, tant pour l’observation que pour la photographie, est bientôt intégré dans le pied du microscope. Bien sûr, il est toujours possible d’équiper les instruments d’objectifs apochromatiques ou plus modestes.
Nul doute que Jules Bordet a apprécié les améliorations survenues en une quarantaine d’années car elles ont considérablement facilité le travail au microscope. Il est à remarquer toutefois qu’en 1889, déjà, le pouvoir de résolution maximal théorique d’un microscope optique était quasi atteint, certes sur un champ limité. Mais les objectifs permettant cet exploit n’étaient pas à la portée de toutes les bourses et il fallait une grande maîtrise de la microscopie pour en tirer le meilleur.


                               
                                4/  À n’en pas douter, Jules Bordet maniait le microscope avec beaucoup d'habileté et son regard était aiguisé. La précision de la description du « spirille », qu’il envoie à Elie Metchnikoff le prouve. A-t-il utilisé, pour cette observation, une version ancienne du Statif "I" de Zeiss, décrite plus haut ? Les difficultés qu’il a rencontrées par la suite, le dissuadant de confirmer sa découverte, tenaient peut-être à la qualité des optiques dont il disposait, alors que Fritz Schaudinn, lui, aurait bénéficié du matériel le plus performant en leur temps.
La photo d’un spirochète, ci-dessus, a été prise au moyen d’un objectif Leitz apochromatique datant de cette époque : 2mm, 92x, 1.32 ( n°152023, 1912 )  [ >< achro’ 1/12 1.30 ( n° 105950, 1907 ) ].

Longue de 10 µm environ, la bactérie visible au centre de l'image paraît déjà très mince. Or l'espèce en compte de plus ténues encore. Pour donner une idée de dimensions aussi minuscules : le champ observé a un diamètre de 0,1 mm ; 5000 surfaces équivalentes sont donc contenues dans un frottis de 0,5 cm² !  Que dire du spirochète ?!...
Quant à la coloration mise en œuvre ici, elle procure un bon contraste, ce dont ni Jules Bordet ni Fritz Schaudinn n'ont pu profiter lorsque le terrible microbe leur est apparu. En effet, celui-ci réagit à peine aux colorants qui étaient habituellement utilisés. [ D'où son appellation : tréponème "pâle". ]
On conçoit les difficultés rencontrées pour l'identifier.

5/  Et par la suite...

Très vite, l’observation en "fond noir" de prélèvements frais, non fixés, s’est révélée la plus efficace pour le repérer car sa mobilité est caractéristique autant que sa forme en tire-bouchon. Du coup, cette méthode déjà connue mais plutôt peu utilisée et n'ayant guère suscité de progrès techniques a connu un vif regain d'intérêt et s’est répandue comme une traînée de poudre.
Les fabricants de microscope ont alors rapidement mis au point des condenseurs à miroir permettant son application jusqu’aux forts grossissements.  

Il est à remarquer, sans approfondir la question, que parmi les spirochètes se trouvent plusieurs bactéries pathogènes : outre divers tréponèmes, certaines leptospires [ L. interrogans... ] et certaines espèces de Borrelia, généralement de dimensions supérieures à T. pallidum. [ Borrelia burgdorferi est responsable de la maladie de Lyme et Borrelia recurrentis, transmise par le pou, est un agent de fièvre récurrente. ]
En 1928, Charles Nicolle, encore un postorien, a reçu le prix Nobel de physiologie ou médecine pour ses travaux sur le typhus et – pour la petite histoire – il a proposé avec Alfred Conor, en 1913, un vaccin contre la coqueluche... dont Jules Bordet avait découvert le responsable [ Bordetella pertussis ] en 1906. Ce vaccin, toutefois, ne rencontra pas les attentes.
À propos des progrès de la médecine, Charles Nicolle a écrit * : « Le bond en avant, la conquête sur l'inconnu d'hier, est un acte non de raisonnement, mais d'imagination, d'intuition ; c'est un acte voisin de celui de l'artiste, et du poète, un rêve qui semble créer. »

Depuis 1902, Charles Nicolle était à la diection de l'Institut Pasteur de Tunis.
Identifier un agent pathogène n'est déjà pas mince affaire ; il faut aussi comprendre comment il se propage.
Alors qu'Alphonse Laveran avait décrit, dès 1880 en Algérie, le trypanosome qui cause le paludisme [ un eucaryote, pas une bactérie ], Ronald Ross ne pourra confirmer qu'en 1897, en Inde, son mode de transmission par le moustique anophèle !  Mais là, on s'écarte du sujet...
L'équipe de Charles Nicolle s'est, entre autres, attachée à découvrir le vecteur de la fièvre récurrente. Nous voici en 1910 :
[...] Il faut dire ici le rôle que joua, en cette affaire, une jeune recrue de l'équipe tunisienne, Ludovic Blaizot, qui arrivait alors de Paris avec l'accent normand, une fraîche mais déjà solide érudition zoologique et parasitologique, « un prix de thèse » flambant neuf et surtout – c'est là qu'il entre en scène – une connaissnce des techniques nouvelles, notamment celle du microscope à fond noir sans lequel on eût cherché encore longtemps. Sous ce microscope, qui allait faire merveille, que vit-on en effet ? Le cycle de transformation des spirochètes...
* [ Charles Nicolle et la biologie conquérante, Germaine Lot, éd. Seghers / Savants du monde entier, n° 4, 1961, pg. 51 ]

Tout de suite après la deuxième guerre mondiale, c'est par la technique du contraste de phase que les microscopistes seront conquis. Jules Bordet en apprendra les avantages mais ne pourra plus en profiter en raison du déclin de sa vue.
Ironie du destin, il ne connaîtra jamais celle liée à... l’immunofluorescence.